Vivre,

Chaque été, mon chêne fabrique une multitude de glands. A l’automne, ils tombent. Et, l’hiver, des dizaines, des centaines de glands germent. On voit les tiges pleines de vigueur sortir de terre puis déplier leurs feuilles au soleil du printemps. Et pourtant, année après année, il n’y a toujours qu’un seul chêne.

Pourquoi cette débauche d’énergie ?

Peut-être que tous ces petits chênes labourent le sol autour du grand chêne. Que sans eux, il serait incapable de continuer à croître et à prospérer. Peut-être qu’il n’y a pas un chêne, mais une histoire de chênes. La chaîne solidaire du grand chêne et des petits chênes.

Quand on lui montre le chêne, le sot regarde le doigt. Et l’homme regarde le chêne.

Mais le chêne n’existerait pas s’il n’y avait dans le sol ces milliards de bactéries, ces millions de moisissures et de champignons qui permettent au grand chêne, qui pousse sous terre, de puiser dans les fonds l’eau et sa nourriture. Et réciproquement, toutes ces bactéries, moisissures et champignons n’existeraient pas si mon chêne n’était pas là. Et mon chêne n’existerait pas s’il n’y avait eu, un jour, un geai qui en automne avait ramassé ailleurs un gland tombé au sol et l’avait caché là dans la haie, sous les feuilles, en vue d’un repas hivernal. Et puis le geai n’a pas eu besoin de ce gland ou en a oublié la cachette ou est mort, si ça se trouve. Et le chêne a commencé son histoire, à continué la grande histoire de la chaîne de la vie.


Dans nos bois poussent des chênes, des châtaigniers, des hêtres, des charmes, des robiniers faux acacias … Dans les sous-bois poussent une multitude de petits chênes, petits châtaigniers, petits hêtres … Combien d’entre eux sont appelés à atteindre les cimes ? Quel est le sens de ce foisonnement ? Peut-être de faire le sous-bois. Avec d’autres plantes qui n’ont pas vocation à monter vers le ciel. Regardez ce petit baliveau malingre. Il est engoncé et tordu dans le lierre qui l’a pris pour support. Peut-être que grâce à lui, le lierre parviendra à atteindre un autre tronc et finira par grimper là-haut jusqu’à la lumière. Qui ? Pour dire qu’un lierre vaut moins qu’un chêne.

Au début du printemps, avant que les feuilles ne dérobent le soleil au sous-bois, les jacinthes, les anémones, les violettes fleurissent. Du point de vue du chêne, cette débauche de couleurs, de corolles, d’évanescences est assez extravagante. Pourtant, si ça se trouve, c’est la racine desséchée d’un gland mort-né qui a permis qu’une fleur puise la force d’éclore à cet endroit. Si ça se trouve, un jour, au nectar d’une telle fleur, une coccinelle a rechargé ses forces, qui lui ont permis de voler jusqu’à la tige d’un bébé chêne couvert de pucerons et c’est devenu le grand chêne qui domine la forêt.

Si ça se trouve, un jour, le grand chêne sera brisé par la tempête. Et le petit baliveau dont la survie paraissait bien compromise trouvera l’opportunité d’une croissance qui lui permettra de dépasser tous ses voisins. Ou peut-être que, du grand chêne abattu, une branche basse poussera bien droite et deviendra un beau chêne. On ne sait pas.

Qui ? Pour dire que la vie du grand chêne abattu ne valait pas la peine, que la courte vie du gland mort-né ne valait pas la peine ou celle du geai ou celle de la jacinthe. L’histoire nous dépasse. La vie nous englobe. Quand on lui montre l’homme, l’homme regarde l’homme. Et ne voit pas les moisissures, les coccinelles et les anémones sylvie.


J’ai en moi, au fond des intestins, une fleur qui pousse et s’épanouit. Du point de vue de l’homme, une fleur cachée, ça ne sert pas à grand-chose. Mais sur ce terreau a éclos ce texte. Qui ? Pour dire qui est le plus important de cette fleur, de moi ou de ce texte ?

Les médecins, qui ne voient pas les fleurs, pensent qu’il faudrait éliminer les mauvaises herbes qui poussent dans mon jardin. Je comprends. C’est comme les cultures qu’on passe aux pesticides. Mais quel goût finira par avoir la nourriture ? A quoi finiront par ressembler les champs pesticidés ? Je crois que je suis du côté des abeilles. Dommages collatéraux. Je préfère la vie naturelle, m’englober au grand Tout qui jamais ne mourra.

Un jour, forcément, je mourrai. Parmi ceux qui lisent ce texte, il s’en trouve qui l’apprendront et seront tristes. Qu’ils m’excusent mais je m’en réjouis. C’est que ma vie n’aura pas été un petit rien sans importance. C’est aussi que leur sensibilité est en éveil. Et c’est plutôt une bonne nouvelle. Pour eux. Comme pour moi. Car plutôt qu’attendre la tristesse de ce jour, nous pouvons encore profiter du plaisir de nous rencontrer.

Je pourrais vous dire que je vais m’efforcer de vivre le plus longtemps possible. Je peux le dire. Pour que vous compreniez que, sincèrement, je suis prêt à me réjouir des temps qui viennent, que je n’aspire pas à quitter ce monde, que je ne souhaite pas du tout vous quitter. Mais je dois quand même trouver une autre formule, parce que celle-ci m’égare dans des efforts impossibles pour un plus long temps que possible. Or le temps ne peut pas être plus long que possible. Je dois apprendre à recevoir, à accueillir le temps possible. Une seconde est un temps infini, pour peu qu’on la contemple. Je ne peux pas choisir le temps qui passe, mais je peux choisir de le déguster mieux. Arrêter d’attendre ou de projeter. Juste déguster les choses telles qu’elles arrivent. Alors, je vous dirai plutôt : je vais m’efforcer de vivre le mieux possible. Le temps qui sera possible. Dans ce monde, où vous êtes aussi.

Déguster chaque occasion. Ne pas cesser de vivre tant qu’on est vivant. Remplir la vie de toutes ces petites choses insignifiantes, mais goûteuses. Remplir la vie de toutes ces occasions de rencontres. Accueillir les événements, les imprévus. Continuer de construire l’avenir parce que nous aimons construire l’avenir, mais sans obligation de résultat. Juste parce que c’est bon aussi de penser à l’avenir. Parce que de toute façon il y a un avenir.

J’ai semé des graines dans ma vie. Je verrai les fruits de certaines. D’autres, non. Mais j’ai ensemencé le monde. J’ai participé à cette chaîne de la vie. Je suis dans cette chaîne. Je compte bien rester encore dans cette chaîne. Un temps peut-être très long, peut-être très court.

Je suis content d’avoir été dans cette histoire. J’ai rencontré des gens passionnants. J’ai cherché mon bonheur. J’ai essayé d’apporter ma pierre au bonheur des autres. Et je suis prêt à continuer. Il y a des branches basses qui montent tout droit vers le ciel. Je suis prêt à continuer de chercher le chemin du bonheur. Pour moi et pour les autres. Et quand il sera temps de finir : bonne vie à ceux qui continuent !

C’est bientôt Noël et la Saint Sylvestre. Je vous souhaite à tous de belles fêtes et vous offre mes vœux pour la nouvelle année. Je peux recevoir les vôtres : je pense aller sans problème au-delà des fêtes. Et il n’est pas interdit d’envisager des années infinies. Au moins, déjà, commençons bien ce nouvel an.